10.
Lorsque Winter sortit de l’hôtel de police, il pleuvait. Mais la chaleur n’avait pas décru, elle était donc très lourde et il sentit presque aussitôt la sueur sur son front et une sensation d’humidité à la racine de ses cheveux. Une odeur montait de la pelouse située près du parking. Elle avait reverdi en l’espace de quelques minutes. Ces précipitations étaient les premières depuis plus d’un mois.
Soudain, le bruit de la circulation, autour de lui, ne fut plus le même. Il était plus doux, car les pneus glissaient sur une fine pellicule d’eau qu’ils projetaient alentour.
Les couleurs étaient plus claires qu’auparavant, quand il traversa le centre de la ville. Les gens n’étaient pas nombreux à porter des imperméables. En s’arrêtant au feu rouge, il vit trois garçons qui traversaient l’Allée en dansant, torse nu. L’un d’entre eux leva le pouce en direction de lui. Il répondit d’un signe de tête à travers le pare-brise.
Il prit le tunnel puis obliqua et emprunta de petites rues pour venir se garer devant la maison. En sortant de la voiture, il nota que la pluie avait cessé. Il n’y avait pas de vent. Malgré l’air conditionné du véhicule, il avait le dos humide.
La maison avait toujours un aspect aussi sinistre. Il y était déjà venu deux ans auparavant. Ou peut-être seulement un an. Ils avaient gardé le contact. Birgersson aussi, mais Winter avait éprouvé… un besoin plus impérieux de rester en relation avec les parents de Beatrice. Peut-être était-ce un sentiment de devoir, qui n’avait pas grand-chose à voir avec son métier. L’assassin de leur fille était toujours en liberté. Pour leur part, ils étaient à jamais captifs de ce crime, ligotés par le chagrin et par les souvenirs. À jamais prisonniers de cette maison de brique, lourde et sombre dans la brume. Les fenêtres étaient noires, la porte était fermée, mais Winter la vit s’ouvrir tandis qu’il faisait les quelques pas depuis la barrière. Bengt Wägner sortit, referma la porte et vint lui serrer la main.
— Lisen ne va pas venir, dit-il. Elle est couchée. Tout lui est revenu à l’esprit d’un seul coup.
— Je suis navré.
— Ce n’est pas votre faute.
— Vous m’avez appelé. Alors, je suis…
— On ne peut pas se mettre à prétendre que ce n’est pas arrivé, dit Wägner en faisant quelques pas sur la pelouse, qui avait cessé de pousser pendant la canicule mais venait de changer de couleur. Le mieux, pour Lisen, c’est de faire son travail de deuil. Sinon, ce sera pire. Et pire encore la prochaine fois. Ainsi, il a recommencé, ajouta-t-il en regardant Winter.
Winter hocha la tête.
— Au même endroit ?
— Oui.
— Exactement au même endroit ?
— On dirait.
— C’est encore une jeune fille qui a été attaquée ?
— Oui.
— Et violée, également ?
Winter hocha à nouveau la tête.
— Je suppose qu’il n’y a pas qu’un seul violeur en liberté, dans cette ville.
— Il y en a sans doute plusieurs, en effet, ça dépend comment on compte.
— Mais il y en a un qui est très particulier.
— C’est une hypothèse.
— Est-il raisonnable de se baser sur elle ?
— Je le crois.
— Qu’est-ce que vous y gagnez ? pouffa Wägner, en laissant échapper une sorte de petit rire sarcastique. Qu’est-ce que nous y gagnons, nous ?
Winter alluma un cigarillo, rejeta la fumée et vit celle-ci se mêler à l’air, en train de s’éclaircir, maintenant que le reste d’humidité tombée du ciel pénétrait dans l’herbe, sous leurs pieds.
— Si nous parvenions à établir un lien entre ces diverses affaires, ce serait très précieux pour nous.
— Comment ça ? De quel lien pourrait-il s’agir ?
Winter fuma à nouveau. Il avait offert un cigarillo à Wägner, qui l’avait accepté et l’allumait.
— Celui qui a tué Angelika peut fort bien avoir… tué Beatrice, aussi. Ni vous ni moi ne pouvons nous empêcher de penser qu’il est en liberté. Je sais que c’est infiniment pire pour vous, mais je ne peux pas y renoncer non plus.
— Quelle sorte de lien peut-on établir en remuant à nouveau toute cette merde ? demanda Wägner en tirant une bouffée et observant la fumée qui se dissolvait dans l’air.
— Si ces affaires ont quelque chose de commun, nous le découvrirons. Voilà ce qui nous sera précieux.
— De quoi peut-il s’agir ? Qui ait vraiment de l’importance.
— N’importe quoi.
— Vous avez pris connaissance de tous les documents et de tous les rapports, et même à plusieurs reprises. Il est douteux que quelque chose ait pu vous échapper.
— Je ne disposais d’aucun élément de comparaison.
— Non, je comprends. Mais il y a forcément pas mal de choses… enfin, en commun, sans qu’elles aient de l’importance pour autant. Il s’agit manifestement de trois jeunes filles qui ont le même âge. Peut-être avec le même genre d’intérêts, les mêmes distractions, les mêmes endroits favoris. Peut-être hantaient-elles les mêmes lieux ? Vous m’avez bien dit, n’est-ce pas, qu’elles venaient toutes trois de terminer leurs études au lycée ? ajouta-t-il en levant un bras et faisant un geste de la main. Mon Dieu, ce ne sont pas les points communs qui manquent. Forcément. Alors, comment savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas, dans toute cette masse de faits et de rapports ?
— Je ne peux qu’espérer que je m’en apercevrai.
— Espérer ? C’est le seul espoir qu’on puisse avoir ?
Winter esquissa un sourire et se remit à fumer.
— Ils sont forts, ces cigarillos, dit Wägner en regardant celui qu’il tenait à la main. J’avais l’intention d’en acheter un paquet il y a quelques mois, mais je n’en ai pas trouvé.
— Je crois que je suis le seul à les fumer. Quand ils n’en fabriqueront plus, j’arrêterai.
— Mais vous n’arrêterez pas de rechercher… l’assassin de Beatrice.
— Jamais.
— Est-ce que vous… est-ce qu’on retrouvera jamais ce salaud ?
— Oui.
— C’est donc une question d’espoir, à nouveau.
— Non. Une fois l’été terminé, on lui mettra la main dessus.
— Il risque d’être long, cet été, dit Wägner en levant à nouveau les yeux vers le ciel.
Winter appela depuis la pelouse des Wägner. Halders décrocha au bout de quatre sonneries. Winter repartit vers l’est et, en se guidant sur les instructions de son collègue, il finit par trouver la maison de Lunden. La voiture de ce dernier était déjà garée devant. Winter vint se ranger derrière.
— J’aurais pu venir au commissariat, dit Halders, qui attendait près de la barrière.
— J’étais de sortie, de toute façon.
— C’est fou ce qu’on est libres dans ce métier, hein ?
— Tu as quelque chose à boire ?
— Si tu veux bien te contenter d’une bière.
Winter hocha la tête et suivit Halders à l’intérieur de la maison.
— Je n’étais pas venu ici depuis quatre ans, environ.
— Jamais ?
— Uniquement jusqu’à la barrière, dit Halders après avoir sorti une bière du réfrigérateur. Tiens.
Winter ouvrit la boîte et but.
— Je peux aller chercher un verre, si tu veux.
Winter secoua la tête et but à nouveau. La cuisine était claire. Pas de vaisselle sale entassée dans l’évier, ni de déchets sur le plan de travail. Au-dessus de la table était accrochée une affiche encadrée datant des années 60, qui faisait de la publicité pour un dentifrice n’existant plus. À côté du téléphone, devant Winter, il y avait une éphéméride murale. La date n’était plus la bonne, car personne n’avait pensé à enlever les feuilles des jours écoulés. Mais Winter n’avait pas besoin de cela pour la connaître.
— Il a quelque chose de bizarre, son père. Celui de Jeanette.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ou alors c’est entre eux. C’est pas net.
— Tu ne pourrais pas être un peu plus précis ?
— Il y a des points de divergence entre ce qu’ils disent, tous les deux. À propos de la nuit où c’est arrivé. Et du moment.
Winter l’avait déjà constaté à la lecture. Cela n’avait rien d’inhabituel, cependant, et ne signifiait pas forcément quelque chose. Les mensonges n’avaient pas forcément une signification, du moins quand ils étaient conscients.
— Je me demande lequel des deux ment. Je crois que c’est elle et qu’il le sait, mais qu’il ne veut rien dire.
— Ce n’est pas inhabituel.
— Il faut qu’on accentue la pression sur eux.
— Sur lui, au moins. Jeanette, laissons-lui le temps de la réflexion. Et laissons-la tranquille un certain temps, dit Winter en finissant sa boîte de bière.
— Je me demande quand elle est rentrée chez elle. Pas quand elle l’a dit, en tout cas, reprit Halders en allant se chercher une bière. Pourquoi ne le dit-il pas, lui ? Je ne pense pas qu’il dormait.
Ils disposaient d’un témoin qui avait vu Jeanette Bielke rentrer chez elle à l’aube, trois heures plus tard qu’elle ne l’avait dit.
— C’est elle qui est la clé, assura Halders en regardant Winter de plus près. Elle était quelque part ce soir-là et ne veut pas l’avouer.
La clé ? pensa Winter. L’une des clés, plutôt.
— Le père le sait peut-être, suggéra Halders.
— Il faut qu’on l’entende à nouveau.
— Je veux le faire, moi.
Winter vit à quel point le visage de son collègue était tendu. Ce n’était pas inhabituel, mais c’était différent, cette fois. La situation était pire que jamais, pourtant Halders paraissait plus concentré que depuis longtemps. Comme s’il ne se donnait plus la peine de rien dissimuler, comme s’il avait vraiment quelque chose contre quoi lutter, désormais, pensa Winter. Pas seulement ce pessimisme cynique qui distingue en général les flics. Toute la question était de savoir de quelle façon cela influerait sur son travail. Comment réagirait-il, dans une situation critique ? S’il prenait les mauvaises décisions, cela pourrait se révéler catastrophique.
Devait-il libérer Halders de toute tâche ? Que convenait-il de faire ? Le saurait-il jamais ?
— J’ai pensé à autre chose, en tournant en rond ici, reprit Halders en allant s’asseoir à la table de la cuisine. Assieds-toi aussi, dit-il à Winter, qui s’exécuta. Pourquoi n’avons-nous pas chopé celui qui a mis Angelika en cloque ?
— Je ne peux pas te dire pourquoi, Fredrik.
— C’était ce qu’on appelle une question rhétorique.
— Personne ne le sait, parmi ses amis. Du moins, parmi ceux qu’on a entendus jusqu’ici. Ou ne veut dire quoi que ce soit.
— C’est quand même vachement bizarre.
— Elle a peut-être caché ça à tout le monde.
— Y compris à elle-même ? demanda Halders.
— Elle ne le savait peut-être pas. Ou alors elle l’a refoulé.
— Ce qui revient au même. Pourtant, il existe. Le père, si on peut l’appeler ainsi.
— L’un ou l’autre de ses copains doit le savoir, dit Winter.
— Elle avait sans doute un petit ami.
— Pas d’après ses parents.
— Ils n’en savent rien. Les parents n’ont pas la moindre idée de ce que leurs anciens petits chéris sont en train de faire, dit Halders. Je me trompe ou pas ?
— Tu as raison de penser que les parents ne sont pas toujours les témoins les plus fiables.
— C’est moche, si on ne le trouve pas. Il faut qu’on le trouve, répéta-t-il avec une grimace. Il aurait fini par être un de ces parents, lui aussi.
C’était moche, en effet. Winter sentit tout le poids de cette affaire, en rentrant au commissariat en voiture. Ils avaient affecté pas mal de moyens à la recherche du petit ami d’Angelika, ou de ce père putatif, mais n’étaient parvenus à rien, jusque-là.
Peut-être l’énigme serait-elle résolue dès le moment où ils auraient trouvé le père de cet enfant qui ne naîtrait jamais. Ce dément qui avait assassiné Angelika.
C’était peut-être aussi simple que cela.
Celui qui avait tué Beatrice n’était pas le même.
Et celui qui avait violé Jeanette était un autre encore.
Non.
Il gara la voiture et se retrouva dans son bureau moins de cinq minutes plus tard. Il y avait encore quelques gouttes de pluie sur le rebord intérieur de la fenêtre, car il avait laissé celle-ci ouverte.
Le téléphone sonna.
— Nous avons un nouveau témoin, annonça Bergenhem une fois que Winter eut répondu.
— Ah ?
— À propos, euh… du meurtre d’Angelika Hansson. Un type qui affirme qu’il a entendu un bruit bizarre, en passant devant le parc, cette nuit-là.
— L’heure correspond ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a entendu ?
— Une sorte de sifflement, selon lui. Un sifflement qui s’est répété à plusieurs reprises.
— Et qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a continué son chemin. En pressant le pas.
— Il ne s’est pas montré plus curieux que ça ?
— Il a pensé que c’était un blaireau et a eu peur.
Winter comprenait cela. Un jour, il s’était trouvé face à face avec un blaireau, dans une rue paisible des quartiers ouest. Celui-ci s’était lancé à ses trousses sur une centaine de mètres et il avait senti le danger de façon très tangible sur ses talons.
— Il ne croit plus qu’il s’agissait d’un blaireau, maintenant ?
— Il a vu les informations à la télé.
— C’était précisément à cet endroit ?
— Il semble que oui.
— Les témoins viennent les uns après les autres.
— Enfin pas tous, dit Bergenhem.
— Oui, surtout ceux d’il y a cinq ans.
Le soir, ils allèrent au parc. Angela mangea une glace et Winter se chargea de la poussette. Elsa dormait, mais elle se réveilla lorsqu’un groupe de jeunes passa près d’elle à toute vitesse, sur des rollers.
— Ils ont donc fini par venir, dit Angela en prenant dans ses bras Elsa, qui voulut aussitôt attraper la glace. Il n’y a pas eu besoin de les menacer de poursuites.
— Elle veut une glace.
— Je n’ai plus d’argent.
— Heureusement, quelqu’un en a, dit Winter en emmenant Elsa jusqu’au kiosque du marchand de glaces, maintenant fermé. Le jeune homme qui le tenait était précisément en train de monter sur son vélo. Winter hésita un instant à lui demander de rouvrir.
Elsa comprit qu’elle n’allait pas avoir de glace et en fut toute triste.
— Il faut la faire penser à autre chose, dit Angela à leur retour.
— C’était fermé.
— Trouve autre chose.
Il emmena Elsa jusqu’au bassin et lui mit les pieds dans l’eau avec précaution. Ses pleurs se changèrent alors en rires. Il lui trempa à nouveau les pieds en lui marmonnant quelque chose à l’oreille. Puis il leva les yeux pour regarder de l’autre côté du bassin. Cet endroit lui était familier. Il vit cet endroit découvert, à l’intérieur du cercle de buissons, puis les arbres et le bloc de rochers qui brillait sous les derniers rayons du soleil.
C’est alors qu’il aperçut une ombre, sur la gauche, juste devant l’entrée de cette ouverture sombre.
L’ombre était immobile. Winter resta sans bouger jusqu’à ce qu’il sente Elsa gigoter entre ses mains. Mais il ne quitta pas des yeux cette ombre qui avait les contours d’un être humain, encore plus maintenant que le soleil en train de se coucher ne faisait plus l’effet d’un projecteur. L’ombre en forme d’être humain se déplaça.
Winter entendit Angela prononcer quelques paroles derrière lui. Il sortit Elsa de l’eau et la déposa sans rien dire dans les bras d’Angela. Il perçut les cris de déception de l’enfant, tandis qu’il courait se mettre à l’abri de la haie, à gauche du bassin, pour mieux voir l’ouverture et la crevasse, qui n’étaient plus éclairées par le soleil. Il bouscula un peu au passage un jeune couple en train de se promener, fendit les buissons et vit les arbres et le reste de cet affreux paysage bien connu. Son cœur battait la chamade, quand il porta la main à son corps pour tenter de saisir une arme qui était restée dans une armoire, très loin de là.